En 2012, deux sociologues de l’innovation, Frédéric Goulet et Dominique Vinck, ont publié l’article « L’innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement », dans la Revue française de sociologie. Cette année, en 2022, ils dirigent Faire sans, faire avec moins. Les nouveaux horizons de l’innovation (Presses des Mines). Sans être expert de ces travaux (je n’ai lu que récemment leur article de 2012 et n’ai pas encore lu l’ouvrage de cette année), il me semble que leur « sociologie du détachement » peut aider la redirection écologique dans sa recherche de protocoles de fermeture et de renoncement.
Pour le dire rapidement, Goulet et Vinck estiment en 2012 que la sociologie de l’innovation s’est principalement intéressée à la manière dont des « éléments nouveaux » sont introduits — la nouveauté étant au coeur du régime d’innovation actuel —, mais a délaissé les « innovations par retrait », qui se structurent autour du « faire sans » ou du « faire avec moins » (sans pesticide, sans colorant, etc.). « Une caractéristique essentielle de ces innovations par retrait, écrivent-ils, est le fait qu’elles sont associées au développement d’une rhétorique du “mieux” par le “moins de” et le “sans”, appelant à “raccourcir”, “réduire”, “diminuer” ou “supprimer” la présence de certaines entités, et qu’elles visent à détacher les acteurs, dans leurs pratiques et modes d’organisation, de ces dernières ». Le lien avec les ambitions de la redirection écologique apparaît ici évident.
Mais, se demandent Goulet et Vinck, comment les acteur·ices qui innovent par retrait parviennent-ils concrètement à mettre à distance les entités dont il·elles souhaitent se détacher ? Pour tenter d’apporter une réponse à cette question, les deux sociologues ont enquêté sur les agriculteur·ices cherchant à abandonner le labour au profit de « techniques sans labour » (TSL). Leur analyse fait apparaître un processus de détachement constitué de quatre étapes principales, que je tente ici de reprendre et résumer rapidement :
Étape 1. L’entité dont l’acteur·ice souhaite se détacher est rendue indésirable pour devenir un « Point de Passage à Éviter » (PPE) :
- En soulignant les périls (économique, écologique, politique, etc.) qui lui sont associés ;
- En associant l’entité mise en cause à d’autres entités déjà « placées en périphérie du réseau, parce que chargées négativement » (c’est ce qu’ils appellent une « association centrifuge », car tournée vers l’extérieur).
Étape 2. Des entités désirables alternatives préexistantes sont mises en visibilité, et les liens qu’elles entretiennent avec l’acteur·ice sont consolidés.
Étape 3. Des entités désirables alternatives nouvelles sont introduites et associées à l’acteur·ice, afin de « construire des points de passage alternatifs ».
Étape 4. Des stratégies de publicisation des nouvelles associations et de mise en invisibilité des anciennes associations sont mises en place.
En 2021, avec le chercheur Diego Landivar et mes camarades Margot Boitel, Jérôme Santarini et Joseph Sournac, nous avons enquêté sur la redirection écologique des piscines municipales de la Ville de Grenoble (Boitel et al., 2021). Pour l’instant, les résultats de l’enquête demeurent confidentiels, mais il me semble que ce que nous avons produit peut être enrichi par l’analyse de Goulet et Vinck sur l’innovation par retrait, pour aboutir à une ébauche de protocole de fermeture. Plus exactement, il me semble que ce que nous avons produit peut être rétrospectivement présenté en condensant les quatre étapes de Goulet et Vinck — et en en ajoutant trois. Ce qui aboutit à un protocole de détachement en six étapes.
Étape 1
Rendre l’entité à rediriger indésirable pour les acteur·rices qui y sont attaché·es, en lui associant 1/ des périls et 2/ d’autres entités déjà chargées négativement et dont les acteur·rices se sont déjà détaché·es (association centrifuge).
À Grenoble, par exemple, nous avons mis en visibilité :
- L’empreinte écologique d’une piscine municipale : emprise au sol, consommation d’eau et d’énergie, etc. ;
- Le « territoire-fantôme » d’une piscine municipale, c’est-à-dire l’ensemble des entités et des réseaux (énergétiques, infrastructurels, de matérialité, etc.) qui la soutiennent ;

- Les liens qu’entretiennent les piscines municipales avec un certain nombre de limites planétaires (consommation d’eau, réchauffement climatique, etc.) ;

- L’impasse économique dans laquelle le patrimoine technosphérique actuel fait entrer la Ville de Grenoble.
Étape 2
Révéler les insuffisances ontologiques des stratégies d’écologisation (transition écologique, RSE, développement durable, etc.) des entités auxquelles les acteur·rices sont attaché·es.
À Grenoble, par exemple, nous avons mis en visibilité :
- Trois contre-évidences écologiques (par exemple, l’optimisation des flux d’eau et d’énergie des piscines municipales rencontrent un plafond de verre autour de 13% d’économies d’eau et d’énergie, bien loin des objectifs fixés par la Stratégie Nationale Bas-Carbone et des Accords de Paris) ;

- Le caractère « zombie » des piscines municipales (Monnin et al., 2020 ; Bonnet et al., 2021).

Étape 3
Traduire le rôle rempli par l’entité dont les acteur·rices veulent se détacher dans d’autres termes, afin de subvertir la problématique.
À Grenoble, par exemple, nous avons :
- Produit une cartographie classant, par intensité et par universalité, les différents attachements rencontrés lors de l’enquête qui soutiennent l’existence des piscines municipales à Grenoble : savoir-nager, accès à la fraîcheur, attachement, à un club, etc. Cette « cartographie des attachements » a pour rôle de démontrer que les acteur·rices ne sont pas attaché·es à l’entité « piscine » en tant que telle, mais plutôt à différentes fonctions remplies par les piscines municipales. Ce livrable ouvre la voie : d’une part, à la recherche de moyens écologiques en mesure de remplir un certain nombre d’attachements et, d’autre part, à la réalisation d’un grand inventaire entre les attachements considérés comme sacrés par les acteur·rices et ceux dont il est possible d’envisager le détachement.

- Mis en évidence les processus de naturalisation des piscines — municipales, mais pas que —, leurs contingences historiques et leur entrée en « situation apolitique ». Depuis la sortie de la Seconde guerre mondiale, à droite (« néolibéralisme sportif ») ou à gauche (« socialisme sportif »), la politique sportive est demeurée non-questionnée : construction automatique de grands équipements pour accueillir de grands événements sportifs, maillage territorial dense par des équipements sportifs de proximité, sports pour toutes et tous à l’école, hégémonie des valeurs de l’olympisme (plus vite, plus haut, plus fort), etc.

Étape 4
Mettre en visibilité des entités alternatives, désirables et préexistantes, et consolider les liens qu’elles entretiennent avec les acteur·rices. Introduire des entités alternatives, désirables et émergentes aux acteur·rices, et les associer afin de « construire des points de passage alternatifs ».
À Grenoble, par exemple, nous avons :
- Rendu visibles des alternatives préexistantes en nous fondant sur une prospective du présent (Heurgon, 2017), destinée à identifier des émergences dans les marges, et une sociologie des absences (De Sousa Santos, 2016), destinée à identifier des alternatives, plutôt issues du Sud global, que le Nord global a activement dévalorisé et invisibilisé ;
- Imaginé des alternatives émergentes et nouvelles, en mobilisant des outils comme le design fiction ou le design spéculatif (voir par exemple le travail intitulé « Les sports extrêmétéorologiques » du studio nantais Design Friction, que nous avons mobilisé) ;
- Élaboré des scénarios prospectifs forçant la Ville de Grenoble à se projeter dans un horizon d’arbitrages et de renoncement ;
- Consolidé un certain nombre de principes pour une politique publique sportive adossée aux enjeux de l’Anthropocène (Petit, 2015, 2018).

Étape 5
Publiciser les nouvelles associations entre les acteur·ices et les entités alternatives et mettre en invisibilité les anciennes associations.
À Grenoble, nous ne sommes pas allé·es jusqu’à cette étape. Nous avions toutefois imaginé organiser une exposition grand public destinée à montrer l’existence des alternatives aux piscines municipales afin que les Grenoblois·es parviennent à se projeter dans un futur sans piscine.
Étape 6
Coaliser des communautés de non-usage autour des anciennes entités, qui ont acquis le statut de « commun négatif ».
En complément des « communs positifs » d’Elinor Ostrom, les communs négatifs — concept proposé par le philosophe Alexandre Monnin (2021a, 2021b, 2021c) — sont des entités indésirables dont les peuples qui y sont attachés souhaitent se détacher et arrêter d’exploiter. Les communs négatifs sont négatifs, évidemment, car ce sont des entités qui détruisent l’habitabilité de la planète mais aussi (surtout ?) car leur « gouvernance » souffre d’un manque de démocratie : « La négativité, loin de se cantonner à un rejet motivé par la peur, pourrait bien tenir d’abord et avant tout au caractère non démocratique de la gestion d’infrastructures jugées cependant nécessaires du point de vue de l’intérêt général. Entre le public affecté directement par les nuisances réelles ou potentielles de ces installations et le public fantôme de l’intérêt général, entre le refus et la ventriloquie, manque un public ou une communauté disposant d’une capacité à se saisir politiquement de ces enjeux » (Monnin, 2021b). Selon lui, « les communs négatifs peuvent induire l’idée de communauté de non-usage, autrement dit, de collectifs cherchant à ne plus utiliser certaines entités autrefois qualifiées de ‘’ressources’’ » (Bonnet, Landivar et Monnin, 2021, p.29).
Là encore, l’enquête grenobloise n’a pas permis d’arriver jusqu’à cette étape de coalition d’un public de non-usage, mais il me semble que cette dernière étape pourrait jouer un rôle crucial dans l’inscription du détachement dans la durée. Peut-être, en effet, que le retour des néonicotinoïdes dans la culture des betteraves, après leur interdiction, n’aurait pas été possible si une communauté de non-usage avait été instituée.
Bibliographie
Boitel, M., Marchand, B., Santarini, J., Sournac, J., Bouteyre, P., & Van Gelderen Plannier, W. (s. d.). Bâti : Renoncer pour atterrir ? Horizon Publics, Printemps 2021, Engager la redirection écologique dans les organisations et les territoires, 33‑37.
Bonnet, E., Landivar, D., & Monnin, A. (2021). Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement (Divergences). https://www.editionsdivergences.com/livre/heritage-et-fermeture
De Sousa Santos, B. (2016). Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science (Desclée de Brouwer). https://www.editionsddb.fr/livre/fiche/epistemologies-du-sud-9782220081427
Écrement, V. (s. d.). Cartographier les territoires fantômes. Notion. Consulté 6 janvier 2022, à l’adresse https://victorecrement.xyz/Cartographier-les-territoires-fant-mes-1f75f48712e74a0ea50ed350e237a6c9
Goulet, F., & Vinck, D. (2012). L’innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement. Revue française de sociologie, 53(2), 195. https://doi.org/10.3917/rfs.532.0195
Goulet, F., & Vinck, D. (2022). Faire sans, faire avec moins. Les nouveaux horizons de l’innovation (Presses des Mines). https://www.pressesdesmines.com/produit/faire-sans-faire-avec-moins/
Heurgon, É. (2017). La prospective du présent pour accompagner le mouvement de la société. https://slideplayer.fr/slide/177207/
Monnin, A. (2021a). Penser le territoire à l’heure de l’Anthropocène – à propos des « communs négatifs ». AOC, 8. https://aoc.media/opinion/2021/01/05/penser-le-territoire-a-lheure-de-lanthropocene-a-propos-des-communs-negatifs/
Monnin, A. (2021b). Les « communs négatifs ». Etudes, Septembre(9), 59‑68. https://doi.org/10/gm4h2m
Monnin, A. (2021c). Les communs négatifs planétaires. Multitudes, 85(4), 117‑125. https://www.cairn.info/revue-multitudes-2021-4-page-117.htm
Petit, V. (2015). L’éco-design : Design de l’environnement ou design du milieu ? Sciences du Design, n° 2(2), 31‑39. https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2015-2-page-31.htm
Petit, V. (2018). La mésologie à l’épreuve du technocène. In M. Augendre, J.-P. Llored, & Y. Nussaume, La mésologie, un autre paradigme pour l’anthropocène ? Autour et en présence d’Augustin Berque (Hermann, p. 101‑107). https://www.cairn.info/la-mesologie-un-autre-paradigme-pour–9782705695675.htm