Attractivité : de quoi, envers quoi, pour quoi ?
Dans un court article intitulé « Résilience : de quoi, à quoi, pour quoi ? », Michel Juffé (2013, merci à Anne Rumin de m’avoir fait découvrir ce texte) propose une critique de l’usage qui est fait du concept de résilience. Il y explique qu’une personne, une ville ou un territoire n’est jamais juste « résilient·e » : au contraire, c’est toujours un attribut particulier qui est résilient vis-à-vis d’un choc et dans un but précis. En d’autres termes, le concept de résilience n’est pas une caractéristique absolue, mais toujours relative et contextualisée.
Cela peut sembler évident mais Juffé rappelle qu’ « une ville donnée, même considérée seulement comme un ensemble d’équipements matériels, n’aura pas la même résilience à un séisme, à une tornade, à un raz-de-marée, à une explosion chimique, à une explosion nucléaire, etc. » : « Certaines villes sont très résilientes sous certains aspects et très peu sous d’autres » (2013, p.8).
Dès lors, « plus on devient précis et minutieux, plus la notion de “ville résiliente”, appréhendée dans un sens englobant, perd toute consistance » (p.8), et « Aucune collectivité, sauf dans des spéculations purement philosophiques, ne recherche une résilience qui porterait sur tous les aspects de la vie en société. Et même si je prends un seul de ces aspects, par exemple la puissance économique, les buts principaux peuvent différer fortement : vivre uniquement de ses propres ressources (autarcie) ; concentrer la richesse dans quelques mains pour la faire prospérer ; élever également le niveau de vie de tout le monde » (p.9).
Juffé arrive ainsi à sa conclusion : « Quel que soit le domaine considéré (et plus encore si nous prenons en compte l’ensemble des domaines que couvre la résilience territoriale), nous devons nous poser des questions simples, mais nécessaires : résilience de quoi/de qui ?, à quoi ? et pour quoi ? À partir desquelles des réponses précises peuvent être apportées à la question : la résilience, comment ? » (p.9).
Il me semble que nous pourrions opérer à l’égard de la notion d’attractivité le même geste que Juffé opère vis-à-vis de la résilience, d’abord dans la critique de son usage, puis dans la proposition de caractérisation.
Au même titre que la résilience, l’attractivité est en effet utilisée dans un sens imprécis, englobant et absolu, comme s’il en allait de même pour un territoire d’attirer de riches touristes russes ou d’attirer des compagnies de sangliers, comme si cela relevait des mêmes finalités, de la même stratégie et des mêmes moyens. Dans le cas de l’attractivité, les réponses aux questions soulevées par Juffé sont implicites : quand une collectivité territoriale souhaite « renforcer son attractivité », on comprend bien qu’elle cherche à attirer les investissements, la classe créative, les grandes entreprises, les riches touristes, à s’insérer dans les arrangements économiques globaux, à faire partie de méta-organisations (C40), etc. — et non pas à attirer les mésanges (quoique, l’attractivité peut aller de pair avec la protection de certains espaces naturels, mais muséïfiés, dévitalisés, environnementalisés, et donc au service d’une certaine vision territoriale).
L’utilisation majoritaire de la notion d’attractivité masque en réalité toute une série d’hypothèses (les territoires sont en compétition plutôt qu’en coopération, les territoires gagnent à s’insérer dans les agencements du capitalisme globalisé, etc.) et d’objectifs (les politiques publiques déployées visent les classes créatives, les entreprises, les touristes), qu’il conviendrait à mon sens de visibiliser et de discuter démocratiquement. À vrai dire, c’est tout le territoire qui bascule selon les réponses apportées aux questions soulevées par Juffé : la manière dont on le caractérise, les relations que ses habitant·es (humains et non-humains, vivants et non-vivants) tissent entre eux·elles et avec lui, les alliances que cela instaure ou destaure, etc.
Par exemple, lorsqu’un territoire devient attractif (lorsqu’un attribut particulier d’un territoire devient attractif aux yeux d’entités particulières, et ce, dans un but précis), d’autres entités (à l’intérieur ou à l’extérieur de ce même territoire) deviennent inattractives (pour ces mêmes yeux et dans ce même but) :
- Attractivité – inattractivité interne. Il paraît difficile pour un territoire de concilier :
- Attractivité à l’égard des riches touristes russes et attractivité à l’égard des animaux sauvages (loups, sangliers) ;
- Attractivité envers l’entreprise Amazon et attractivité envers les commerces locaux ;
- Attractivité aux yeux de Monsanto et attractivité aux yeux des abeilles pollinisatrices.
- Attractivité – inattractivité externe. Dans l’acception traditionnelle du terme, pour qu’un territoire devienne attractif, d’autres doivent devenir inattractifs. C’est une interprétation qu’on peut faire de la notion d’« hectares fantômes » (Pomeranz, 2000, p.277 ; Vincent, 2020), qui décrit comment les centres des systèmes coloniaux et capitalistes mettent sous tutelle des territoires périphériques pour maintenir leur train de vie. Un territoire attractif du Nord repose sur des territoires — au Sud, mais aussi au Nord — ravagés par l’extractivisme, l’industrie et ses infrastructures. Les villes piétonnes reposent sur des espaces périphériques transformés en parkings. En règle générale, les villes occidentales exportent toute une série de ses communs négatifs dans d’autres territoires, ou pour le dire avec le géographe étatsunien Mike Davis : « les villes riches ont une plus grande aptitude à exporter leurs contradictions naturelles en aval. Los Angeles, par exemple, monopolise l’eau et l’énergie sur un vaste domaine […],mais y exporte aussi sa pollution, ses ordures et ses loisirs du week-end » (Davis, 2009, p.75). Ces « communs négatifs exportés » ne sont pas des erreurs malencontreuses réparables, ce sont les conditions d’existence des territoires attractifs.
Désattractivité ?
On pourrait appeler « désattractivité » la stratégie qui consiste à refuser de jouer le jeu de l’injonction à l’attractivité (au sens où ce mot est généralement pris dans les stratégies néolibérales qui régissent actuellement les politiques territoriales) au profit d’une mise en débat démocratique.
Être désattractif, ce ne serait dès lors pas être inattractif, inintéressant, moche ou repoussant. Ce serait créer les conditions d’un débat démocratique sur l’injonction à attirer les cadres supérieurs, les classes créatives, les entreprises. Qui (quelles entités) un territoire veut-il attirer ? Dans quels buts ? Avec quels moyens à sa disposition ? Ces questions pourraient être discutées au sein d’arènes démocratiques.
Vers des territoires ombrophiles ?
En particulier, une stratégie de désattractivité pourrait impliquer la mise à distance de certaines entités — qu’on pourrait, à la suite du designer Tony Fry, qualifier de « défuturantes » — au profit d’entités qui participent à l’habitabilité du territoire. Les territoires choisissant de ne plus jouer le jeu du marketing territorial pourraient alors adopter un mode d’existence « ombrophile ».
Dans ses deux ouvrages sur les communautés marronnes — ces esclaves étant parvenu·es à fuir les plantations coloniales —, le philosophe Dénètem Touam Bona (2016, 2021) souligne l’art du camouflage dont certains peuples, descendants directes des Marron·nes font aujourd’hui preuve, faisant valoir un « droit à l’opacité » contre l’injonction à la visibilité, la transparence ou l’attractivité. « Si la carte est l’instrument d’une domestication du territoire, alors vivre dans l’ombre — dans le blanc des cartes —, c’est, dans certaines circonstances, s’enfouir dans l’humus d’un terre indomptée : faire corps avec elle au point de s’y fondre. Bien qu’ils soient les grands oubliés des projets cartographiques en Guyane, les Businenge (Marrons des Guyanes) ne se présenteront jamais comme les victimes d’une “invisibilisation”. En effet, il y a chez eux une défiance séculaire vis-à-vis des cadres de connaissance et de reconnaissance institués. Dans leur cas, vivre dans le blanc des cartes, c’est s’extirper délibérément de la carte des Blancs. C’est rester fidèle à un mode de vie et de résistance furtif qui a permis la survie de leurs ancêtres et l’éclosion d’une culture “ombrophile”. Les frontières des territoires marrons ne pouvaient se maintenir en effet que dans leur propre effacement, que par le brouillage continuel des radars des maîtres » (2021, p.43, je souligne).
Dénètem Touam Bona prend ici le contre-pied des luttes subalternes (féministes, queers, décoloniales, etc.) contre les processus politiques d’invisibilisation — pensons par exemple à la « Library of Missing Datasets » de l’artiste niégerianne-américaine Mimi Onuoha, qui décrit les manières dont les problématiques qui touchent la population afro-américaine des États-Unis sont moins documentées et et moins bien décrites, car les données pour y parvenir manquent.
Toute proportion gardée (c’est-à-dire en étant attentif aux possibilités d’extractivisme, d’appropriation et de violence épistémiques [Godrie & Dos Santos, 2017]), un parallèle pourrait être fait entre, d’une part, au Sud de l’Anthropocène, les communautés marronnes et indigènes défiantes et désintéressées des outils cartographiques du colonisateur qui les enjoint à se rendre visibles donc contrôlables et, d’autre part, au Nord de l’Anthropocène, les territoires contraints de jouer le jeu global de la compétition territoriale, car en dépendant financièrement (subventions, taxes sur les entreprises, TVA, etc.).
Si des stratégies ombrophiles peuvent permettre aux collectivités territoriales de France métropolitaine d’échapper aux logiques développementalistes à l’origine de l’Anthropocène, elles restent pour l’instant un voeux pieux, tant elles sont engluées dans l’injonction à l’attractivité. Comment concrètement se défaire d’une dépendance financière aux taxes sur les entreprises qu’on cherche à attirer et retenir, aux subventions étatiques destinées à financer le développement de clusters, aux subventions européennes allant de pair avec le statut de « capitale européenne de la culture / de l’innovation / du sport / de la jeunesse », à la TVA générée par la consommation des touristes, etc. ? La désattractivité exige d’enquêter très concrètement sur les manières dont les territoires sont attachés — dans leur fonctionnement, leurs finalités, leur financement, leurs outils de gestion, etc. — à l’injonction à l’attractivité.
Devant les dégâts écologiques liés au sur-tourisme, de plus en plus de territoires touristiques mènent des expériences qui pourraient s’apparenter à des stratégies proto-ombrophiles. Les Calanques de Cassis, les îles corses de Lavezzi, les falaises d’Étretat, l’île d’Aix ou l’île de Porquerolles investissent par exemple des stratégies de « démarketing » destinées à limiter le nombre de touristes qu’elles accueillent à travers différentes actions : quotas, diminution de la communication, etc. Depuis plusieurs années, le gouvernement japonais propose une aide financière aux familles qui quittent Tokyo pour s’installer en zones rurales et rééquilibrer l’occupation du territoire national. Ces stratégies pourraient inspirer des territoires qui cherchent à se défaire des réseaux et des infrastructures du capitalisme mondialisé en se rendant désintéressant à ses yeux et dans ses objectifs développementalistes.
Une issue de secours face au « spatial fix » ?
Dans ses travaux, le géographe David Harvey a cherché à montrer en quoi la dimension spatiale et géographique joue un rôle essentiel au développement et au maintien du capitalisme. Il a forgé à cet effet le concept de « spatial fix » (Harvey, 2018), qui représente pour lui un remède spatial aux crises de suraccumulation que connaît le capitalisme : l’expansion spatiale fournit selon lui une solution aux crises internes au capitalisme.
Le capitalisme s’étend donc spatialement, mais, à défaut de pouvoir s’étendre indéfiniment (quoique…), le capitalisme recycle les espaces, en les remettant toujours au travail. « Paradoxalement, le capitalisme est plus que jamais une affaire publique, puisqu’il revient le plus souvent au pouvoirs étatiques et aux collectivités locales de garantir à différentes échelles la circulation du capital en permettant l’ancrage spatial indispensable à sa mobilité », peut-on ainsi lire dans la préface d’un ouvrage compilant plusieurs des textes de David Harvey (2018, pp.15-16).
Si le capitalisme est donc perpétuellement en recherche de territoires à recoloniser, des stratégies désattractives et ombrophiles pourraient donner des prises stratégiques aux collectivités territoriales englués dans le spatial fix, pour contrecarrer les plans capitalistes.
Bibliographie
Davis, M. (2009). Dead cities (Les prairies ordinaires). http://www.lesprairiesordinaires.com/dead-cities.html
Godrie, B., & Dos Santos, M. (2017). Présentation : Inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance. Sociologie et sociétés, 49(1), 7. https://doi.org/10.7202/1042804ar
Harvey, D. (2018). Géographie de la domination. Capitalisme et production de l’espace (Amsterdam). http://www.editionsamsterdam.fr/geographie-de-la-domination-2/
Juffé, M. (2013). La résilience : De quoi, à quoi et pour quoi ? Annales des Mines – Responsabilité et environnement, N° 72(4), 7. https://doi.org/10.3917/re.072.0007
Pomeranz, K. (2000). The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy. Princeton University Press. https://press.princeton.edu/books/paperback/9780691090108/the-great-divergence
Touam Bona, D. (2016). Fugitif, où cours-tu ? (Presses Universitaires de France). https://www.puf.com/content/Fugitif_o%C3%B9_cours-tu
Touam Bona, D. (2021). Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1 (Post-éditions). https://www.post-editions.fr/SAGESSE-DES-LIANES.html
Vincent, J. (2020). Gouverner les « hectares fantômes » : In Faire l’économie de l’environnement (Presses des Mines, p. 79‑100). https://www.academia.edu/42136824/Gouverner_les_hectares_fant%C3%B4mes_La_New_Zealand_Company_la_colonisation_syst%C3%A9matique_et_le_d%C3%A9sencastrement_de_la_terre_1840_1850_